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Mes entrailles, son cercueil



On dit que la fausse couche concerne une femme sur quatre. Peut-être cela vous concerne-t-il ou peut-être qu’une personne de votre entourage a traversé cela… Etant donné ces statistiques, la probabilité que vous connaissiez l’une ou l’autre de ces situations est assez grande.


Je n’ai jamais trop aimé ce genre de chiffres. Ils banalisent, pire, dépersonnalisent notre expérience. Ils pourraient réconforter, car on se dit qu’on n’est pas seule, mais non, c’est le contraire, on pleure pour notre bébé perdu, ce bébé jamais tenu, et dorénavant, on pleure aussi pour chaque mère aux entrailles arrachées. Et puis, on sait du même coup que cela pourrait nous arriver à nouveau... 

Quand j’entends ce genre de chiffres… J’entends une fatalité. Quand ma gynécologue me prévient de cette issue possible, « y a rien à faire », je veux lui crier : je me fiche de vos statistiques, ce bébé, celui-là, c’est le mien et je veux le protéger!


Et puis, je n’aime pas vraiment ce terme de « fausse couche ». Quand on y pense, quelle expression affreuse! Ne serait-ce pas préférable de parler de grossesse inachevée? Perdue peut-être... Mais pas fausse, s'il vous plaît. 


Non, votre petit n'était pas un simple amas de cellules qui aurait parasité votre utérus pendant quelques semaines ou quelques mois. Oui, vous êtes légitimées à souffrir et pleurer. Ce n'est pas parce que c'est fréquent et "naturel" que vous n'êtes pas autorisées à vivre un véritable deuil. Parfois, le personnel médical se blinde face à ce genre d'annonces et banalise illico l'expérience de la maman. Mais comme le faisait remarquer une amie, ils pratiquent souvent une IVG juste avant de vous recevoir ou juste après... Voilà qui peut être schizophrénique. Il peut être difficile d'accepter que peu de réconfort viendra de notre médecin...


Quoiqu’il en soit, il s’agit d’une expérience intime. Chaque femme la vit et la traverse avec tout ce qu’elle est.

Je vous parle ici de mon vécu, qui est certainement très différent de celui d’une autre femme. Il est unique puisque chaque personne est unique. Puisque chaque deuil est unique.

Toutefois, en recevant le témoignage d’amis ou de proches, je constate des convergences nombreuses, inévitables lorsque les coeurs d’une mère et d’un père saignent...


Puissent donc ces quelques lignes être un réconfort, une consolation pour celles et ceux ayant perdu leur bébé. Peut-être les mères s’y retrouveront-elles, derrière l’un ou l’autre de ces mots, qui je l’espère sauront adoucir leur peine de façon plus personnelle qu’une statistique assénée par leur médecin. 


La tragédie


Dans mon cas, les saignements ont commencé un après-midi. Je n’avais pas de contraction, aucune douleur. Alarmée toutefois par ce phénomène inhabituel, j’ai rapidement contacté ma gynécologue. Echo de contrôle. Tout allait bien. Le coeur battait. On le voyait. On l’entendait. Pas d’hématome visible.

Tous les espoirs étaient encore permis. Je priais. Je suppliais.


Et puis, le lendemain, tout a changé. 24 heures de contractions intenses, de douleurs terribles, de travail. Déjà maman deux fois, ces douleurs m’évoquaient par le passé la vie, le moment tant attendu de la rencontre, l’accouchement. Ce jour sombre d’hiver, elles étaient synonyme de séparation, d’arrachement. Mon corps évacuait mon tout-petit…


Je continuais à supplier le Ciel. Mais le lendemain, aux urgences, on me confirme le pire : « il n’y a plus rien ». Plus rien. Plus personne. Pas de dépouille que l’on peut veiller et pleurer…

Même si tout m’y préparait, de l’intensité des contractions à l’abondance des saignements, je peine à accepter la nouvelle : il y a moins de deux jours, je voyais et entendais son coeur, il était là. Et maintenant? Au fond d’une canalisation…

Comment faire le deuil d’un bébé qu’on n’a pas tenu? Deuil alors qu’il n’y a pas de dépouille? Deuil sans dignité pour son petit corps? Je suis révoltée.

Comment une mère peut-elle contempler cela sans avoir le coeur qui saigne mille fois plus que ses entrailles?

Mes entrailles, ton cercueil


Mon tout-petit… Voilà le plus terrible : pas de dépouille. Pas de petit corps que j’aurais pu serrer contre mon coeur. Juste le vide. La douleur. Le sang. Mon ventre fut ta première et ta dernière demeure sur cette terre. Mes entrailles furent ton berceau et ton lit de mort… Elles accueillirent ton premier et ton dernier battements de coeur.


Quand la mort vient habiter mon corps, quand elle vient se loger au plus intime de moi… Comment ne pas hurler ma peine? Quand surviennent les contractions auxquelles mon être entier doit nécessairement consentir, non plus pour que tu adviennes, mon bébé, mais pour que tu t’en ailles… Comment ne pas chanceler?


Mon corps tout entier est fait pour porter la vie… Tout me rappelle à ça. Ma poitrine qui s’alourdit aussitôt enceinte, mes hanches élargies par mes grossesses précédentes, les vergetures qui les strient… C’était une demeure accueillante, mon tout-petit, non? Alors pourquoi? Pourquoi mon corps est-il aujourd’hui un tombeau, un cercueil?


On a un peu perdu le sens et l’importance de veiller un corps aujourd’hui. Autrefois, les rites funéraires duraient plusieurs jours. On accompagnait le mort vers l’au-delà. J’ai un souvenir très vif du décès de ma grand-mère, il y a bien des années. Nous sommes venus prier tous les jours auprès de sa dépouille aux pompes funèbres, avant l’enterrement.

Quelque chose m’a alors frappée : la mort prend du temps. C’est un processus qui dure. On croirait que l’âme se détache lentement de ce qui fut son temple durant tout une vie. Comme si chaque cellule était investie par l’âme et que la séparation ne pouvait se faire soudainement, car le corps en est trop imprégné et vice-versa. Les tout premiers jours, ma grand-mère souriait dans son silence, dans son sommeil éternel. Elle semblait encore habitée. Elle dormait simplement, aurait-on pu penser... Puis les derniers jours, on sentait qu’un passage s’était fait et que véritablement le corps était sans vie.


Une proche a découvert au cours d’une échographie que le coeur de son bébé ne battait plus. Ainsi, sa dépouille était-elle en son sein, toujours là, un petit corps éteint. Alors, véritablement, le sentiment d’être un tombeau était saisissant, poignant pour elle. Mais elle eut des paroles magnifiques alors qu’elle le vivait. Elle me dit : « J’ai l’impression d’être comme Marie au pied de la Croix, qui accueille le corps sans vie du Christ en ces bras. L’innocence repose sur elle. Et elle l’accompagne, elle veille cette dépouille…Elle ne peut que contempler en prière et être présente. »

Quelle puissance dans ses paroles! Elle refusa de prendre une solution médicamenteuse pour provoquer des contractions, et choisit d’attendre que tout se fasse naturellement. Elle eut ainsi quelques jours de veille funèbre en quelque sorte… Auprès de son petit. Et le plus frappant fut qu’elle sentit comme un passage après quelques jours… Comme si Dieu lui-même était venu chercher l’âme de son bébé. Il y eut un avant et un après au cours de cette veille.

A l’ère de la technologie


Il semblerait qu’aujourd’hui on parle plus facilement des fausses couches. Que c’est un sujet moins tabou qu’autrefois. Je suis heureuse de ce constat. Car au coeur du deuil, nous avons pu nous tourner facilement vers des proches ayant vécu la même chose… Car on savait qu’ils avaient traversé une épreuve similaire. Ou alors certaines amies me l’ont révélé à ce moment, et on découvre un nouveau visage chez l’une ou l’autre, qui dévoile son coeur de mère.


J’ai aussi entendu qu’à cause de la technologie, on vivait moins bien ces accidents de la vie, qui surviennent sans explication. Qu’en effet, de voir et d’entendre le coeur de son bébé avant qu’il ne soit né accentuait la douleur, personnifiait l’expérience. En cherchant à tout savoir, on croit qu’on peut tout maîtriser, et la déroute est plus grande lorsqu’on s’aperçoit qu’on n’est pas tout-puissant et que la vie peut nous échapper.

Je pense qu’il y a du vrai là-dedans, bien sûr. Nous sommes de ceux qui aiment vivre la grossesse comme un mystère : ne pas connaître le sexe avant la naissance, ne pas faire la prise de sang pour détecter la T21 puisque l’issue de toute façon ne changerait rien à notre accueil inconditionnel de la vie… Mais une phrase de mon frère alors que je pleurais m’a frappée : il est certain que ces contrôles rendent la grossesse très concrète, mais ça a aussi permis une première rencontre avec le bébé. Et c’est précieux.

Certes, si je n’avais pas entendu et vu le coeur de mon petit quelques heures avant de le perdre, peut-être que la douleur n’aurait pas été aussi intense. Peut-être que tout aurait été un peu plus abstrait. Mais cet instant précieux avec lui, que je ne reverrai qu’au Ciel, je peux le chérir ici-bas dans mon coeur. Entendre son coeur et savoir qu’il bat maintenant à l’unisson avec celui de Dieu pour l'éternité, tout cela est une puissante consolation.


La culpabilité


Presque aussi grande que le chagrin qui nous tombe dessus: la culpabilité.

Qu’aurais-je dû faire différemment? Est-ce que c’est parce que j’ai fait du sport tel jour? Est-ce que ce serait parce que j’ai mangé tel plat? Oh, il y avait des huiles essentielles dans tels aliments ou dans tel cosmétique… Serait-ce cela? Etait-ce parce que j’étais malade ? Parce que je ne me suis pas suffisamment reposée ? Etait-ce parce que j’avais oublié de prendre telle vitamine ou tel comprimé d’acide folique ? Pourquoi mon petit n’est-il plus là ?


Bien souvent, aucune réelle réponse. C'est un mystère. On culpabilise. Je pense que c’est un sentiment naturel, qu’il faut savoir accueillir et traverser. Nous sommes mamans. Nous cherchons à protéger la chair de notre chair. Ça nous prend aux tripes. Savoir qu’on a « failli» à ça est un coup terrible pour notre coeur ensanglanté… Quand bien même nous ne sommes pas coupables, nous sommes «responsables». C’est à nous qu’était confiée cette vie. A personne d’autre. Difficile de ne pas s’en vouloir…


Mais comme pour toutes les émotions qui montent en nous, le chagrin, la colère, la culpabilité et même la déprime, la mélancolie… Il convient de les accueillir. De les regarder en face. De ne pas les enfouir. Mais de les traverser courageusement. De se savoir faible et limitée. De se savoir humaine et ayant besoin d’un Sauveur. De se savoir au coeur de la souffrance, mais au pied de la Croix avec le Christ.

Et enfin, lâcher cette culpabilité, car elle ne vient pas de Dieu. Lâcher cette mélancolie et choisir la vie. Encore. Toujours. Faire son deuil, bien sûr, et garder peut-être une pensée quotidienne pour ce petit être qui fait partie intégrante de la famille et qui nous obtient tant de grâces.


Le père


De l’importance d’être accompagnée par le père. Du grand soutien qu’il représente. Des émotions que lui aussi vit, même si différemment.


Pour les hommes, cela peut paraître très abstrait, la perte d’un bébé qu’ils n’ont pas vu, ni tenu, ni nommé. Je m'étais rendue seule aux deux premières échos de contrôle. Comment mon mari pouvait-il réaliser ce que réellement je vivais?

Les hommes ont souvent tendance à se blinder en plus… Il faut être le roc. Et puis, c’est un réflexe plus naturel pour eux, qui ne vivent pas cela dans leur chair.

Mais nous, les femmes, sommes dans une grande détresse, et sentir que notre mari est un roc non pas parce qu’il se blinde, mais au contraire parce qu’il pleure avec nous, voilà un réconfort précieux. On peut traverser l'épreuve ensemble, pleinement.


Dans mon cas, la mère de mon mari lui avait dit au téléphone : « Sois bien présent pour Agnès. Même si tu ne comprends pas, sois présent. Accueille. »


J’ai donc eu la grâce d’avoir un mari très présent au coeur de l’épreuve, pleinement atteint par cette perte et ce deuil. Il fut discret et silencieux, mais pleinement là. On a pleuré, on a prié, on a pleuré encore, on a prié à nouveau, on est tombé dans les bras l’un de l’autre, et enfin on a regardé ce qu’on avait perdu, et on a donné à notre petit une place d’honneur dans la famille.


Démarches de guérison


Comme je le disais plus haut, il faut accueillir pleinement sa souffrance. Ne pas avoir peur d’avoir mal. La traverser en la regardant en face.

On avait utilisé un hochet pour préparer une photo d’annonce de la grossesse pour nos proches. En rentrant des urgences, j’avais demandé à mon mari, entre deux sanglots, de le cacher. Je ne pouvais plus voir ce hochet sans m’effondrer. Mon mari l’a alors glissé dans sa poche de manteau puis a passé les deux jours suivants à le tenir régulièrement, à le serrer dans sa main. Au terme du deuxième jour, j’étais prête à admettre ce qui était arrivé, et je lui ai demandé de placer le hochet sur une étagère du salon. Ce fut un soulagement pour nous deux. Il était là, un peu avec nous, et il était tellement plus doux de l’accepter que de le nier.

Ce fut une première étape du deuil pour nous: placer ce petit hochet qui nous évoquait ce petit être jamais enlacé au coeur de notre foyer: sur une étagère de la pièce de vie, sur laquelle notre regard s’arrête dorénavant souvent.


On a aussi immédiatement demandé à un ami prêtre de dire une messe pour cette petite âme. Quel reconfort ce fut de savoir qu’elle était plongée dans le Sang de la Coupe divine et présentée en offrande au Seigneur.  


Et puis il y a eu la question du prénom… Nommer un petit qui nous a habitée, nommer la vie qui s’était logée en nous, cela aide... Mais cela peut rendre aussi l’expérience plus douloureuse, car toujours plus personnelle.

Comment donc nommer un être qu’on n'a jamais vu? Comment nommer quand on ignorait même le sexe?

Il nous a fallu plusieurs semaines pour laisser cette démarche faire son chemin en nos coeurs. Au final, un dimanche soir, lors d’une fête liturgique spéciale à nos yeux, nous nous sommes mis à genoux devant le coin prière, nous avons prié et pleurer, nous avons présenter notre enfant à Dieu et nous l’avons nommé.

Et aujourd’hui, nous prions et évoquons son nom chaque soir .


Je pense sincèrement que ces âmes toutes pures ont une place spéciale dans le coeur de Dieu. Après tout, les premiers saints, ceux qui ont ouvert la porte des Cieux, n’étaient-ce pas les Saints Innocents? Ces contemporains du Christ à la vie arrachée, à peine fut-elle éclose! Le Seigneur ne leur a-t-il pas accordé une place spéciale dans l’économie divine? N’est-ce pas le sacrifice du coeur déchiré et ensanglanté de toutes ces mères inconsolables qui a crée un pont entre le Ciel et la Terre? N’est-ce pas par le sang de ces martyrs que l’Eglise est née?


Bien sûr, lorsqu’on perd un petit être ainsi, on ne peut pas dire qu’il soit martyr au même titre que ces saints, morts à cause d’une haine du Christ. Mais cela révèle, je pense, l’importance dans le coeur de Dieu de chaque vie humaine, si brève fut-elle. Et la place spéciale qu’Il accorde aux enfants qu’Il aime tant. Et la nécessité pour l’Eglise de s’abreuver du sang de ces coeurs maternels et paternels meurtris, lorsqu’ils sont offerts à Dieu. Ainsi le sang redevient-il vitalité.

Et pour ma part, j’ai la certitude que ce bébé continue de grandir dans le coeur de Dieu, qu’il supplie le Père d’avoir pitié de ses parents, et qu’il sera un chemin de Paradis pour notre famille.

Mes entrailles, un berceau pour la vie


Maintenant, je le sais. Lorsque j’avais des contractions, synonymes de mort… en réalité, c’était encore la vie qui triomphait. J’enfantais mon enfant au Ciel.


Durant de longs mois, je me disais : jamais plus je ne pourrais accueillir la vie en mon sein. La mort est passée par là. Comment pourrais-je à nouveau consentir à recevoir la vie? Comment ce tombeau pourrait-il redevenir berceau?


Mon corps, lui, se fichait bien de ma psychologie torturée ou de mon coeur blessé. Quatre semaines après avoir perdu mon petit, j’avais mes règles. Cela signifie que seulement deux semaines après son départ, j’ovulais. Mon corps reprenait ses droits, son rythme et sa vitalité. Il ne faisait pas de deuil, lui ! Il me rappelait, un peu cruellement, que je ne pouvais éternellement refuser l’élan vital qui faisait partie de mon être. Que je ne pouvais éternellement m’apitoyer sur mon sort, car tout en moi criait la vie. Que si je le faisais trop longtemps, c’était nier aussi qui j’étais. Car je ne suis pas qu’esprit. Je suis aussi chair.

Alors, je dirais que la dernière étape du deuil, c’est ça. Chacune va à son rythme bien sûr. Mais accepter qu’à nouveau la vie puisse surgir en nous. Accepter que ses entrailles redeviennent berceau. Vaincre la crainte de revivre cela. Ne plus s’accrocher à cette souffrance qui justifiait un temps qu’on reste sur sa peine plutôt qu’on s’ouvre radicalement à la vie. Voilà le dernier rempart du deuil. Le dernier obstacle à franchir… Accepter, si Dieu le veut, de redevenir un reposoir pour un tout-petit.


A Jésus, par Marie,


Agnès A.



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