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Le chant, une langue pour l'éternité

Dans un précédent article, je citais en anecdote, comme illustration d’une situation fréquente, le déséquilibre (ou peut-être plus justement l’asymétrie) qui existe dans un grand nombre de groupes en termes de répartition hommes-femmes, et tentais alors d’en donner une interprétation.

Le phénomène se rencontre notamment dans les chorales, du moins faut-il préciser, dans celles qui ne comportent pas de limites de places, ou qui placent cette limite suffisamment haute pour que des tendances émergent.

Outre les dynamiques de socialisation différentes, sur lesquelles mettait plutôt l’accent l’article, existerait-il chez la femme une inclination plus forte envers le chant ? Et d’abord, quelle est donc la nature de cet acte si mystérieux ?...

Je ne vous cacherai pas qu’après avoir doucereusement posé la question, j’ai été pris de vertiges et de sentiments de liquéfaction lorsqu’il a fallu commencer à bûcher le sujet. On touche là en effet à la convergence étourdissante de la musique, la philosophie, la philologie, le mythe et le logos, l’être et sa manifestation, le corps et la voix, la respiration et cet air, rien que ce concept de l’air si bouleversant, si génial, si inspiré, si j’ose dire... Sachons tirer cela à notre avantage, peut-être trouverez-vous dans le balbutiement de l’article comme une intuition du mystère redoutable devant lequel nous nous trouvons.

Commençons par ce qui pourrait être le mot de la fin : « Chanter est le propre de celui qui aime » nous révèle saint Augustin. N’est-on pas en effet porté à chanter quand le cœur est ravi, soit qu’il est comblé, soit qu’il en a l’espérance ? Qui n’a pas déjà senti que l’attente d’une joie promise était déjà une joie en soi ? D’où le chant qui jailli parfois de nos lèvres car « ce que dit la bouche, c’est ce qui déborde du cœur » [Luc 6:45]. Le philosophe Fabrice Hadjadj remarquait que si voir quelqu’un parler tout seul donnait une impression bizarre, voir une personne chanter seule n’avait en revanche rien de perturbant. Au contraire même, le chant exprime si spontanément la confiance, l’insouciance, le bonheur ou à défaut la paix, l’espérance d’une âme. Contrairement au simple discours, il a quelque chose de gratuit, de surabondant.

Le chant peut même parfois être impropre au dialogue comme simple alternance du propos, tant il aspire ultimement à le dépasser pour rassembler dans la communion ceux qui désormais ne chanteront plus que « de concert ». Le chant communique quelque chose de l’âme et solidarise. Nul surprise s’il est un vecteur de cohésion par excellence. Les scouts chantent, les supporters, les marins, les militaires, tout corps de métier chante, ou chantait, et chaque nation a son hymne. Et le chant a non seulement cette dimension horizontale, mais encore verticale : il traverse les âges et les générations. Bien des refrains que nous chantons sont ceux de nos aïeux, et remontent parfois presque à l’Antiquité ! Il est un vecteur de mémoire. Prodigieuse nature que la sienne...


Chante-t-on au Ciel ? Sans doute, indiciblement. Cela semble être même l’activité principale si chanter c’est aimer et si celui qui aime chante. Friedrich Nietzsche, pianiste et mélomane à ses heures, disait : « La vie sans musique serait une erreur, une fatigue, un exil ». Mettons-nous en situation. S’il y a heureusement plus à la vie que le fait de faire ou d’écouter de la musique, si le silence même est tout aussi divin (nous y reviendrons), il est cependant vertigineux d’imaginer un monde ne connaissant ni musique ni chant. Presque comme si la parole chantée était antérieure à la parole non chantée... Si la remarque donc a quelque pertinence s'agissant de la Terre, le Ciel serait-il moins bien doté ?

Pour parler des Anges, la théologie les a souvent rassemblés en « chœurs », et l’art les représente très souvent avec des instruments de musique. Le chant sous sa forme de louange est étroitement associé au Ciel. Et puisque nous sommes encore dans le temps de la Nativité, comment ne pas penser à cette foule innombrable d’esprits célestes qui célébraient (célèbrent plutôt) Noël ainsi : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes, qu’Il aime. » [Luc 2:14] C’est avec ce même chant de Noël que les chrétiens entonnent le début du Gloria, comme quoi, avec le Sanctus [Is 6:3], l’Ave Maria, et même le Regina Cæli si l’on en croit la Legenda sanctorum de Voragine, il y a chez nous du répertoire venu directement de là-haut.

D’ailleurs, saint Augustin précise « qui bien chante, deux fois prie », aussi est-on en droit d’attendre des Anges qu’ils chantent si cela peut augmenter leur louange ! Pour ma part hélas je suis encore tellement saisi par la musique que j’ai bien du mal à prier en chantant. C’est de cette sensibilité j’imagine dont se méfiaient certains Pères de l’Église dans les débats des premiers siècles (c’est vieux comme l‘Église rassurez-vous) sur la place de la musique dans la liturgie. Mais parmi eux on trouve aussi des précurseurs comme saint Ambroise de Milan, initiateur du chant populaire liturgique pour aider à la prière et à la mémorisation des vérités de la Foi. Saint Augustin lui, fut le premier à en bénéficier. Vivement touché par les chants entendus dans l’Église milanaise, il raconte dans Les Confessions : « quand je me rappelle ces larmes que les chants de Votre Église me firent répandre aux premiers jours où je recouvrai la foi, et qu’aujourd’hui même je me sens encore ému, non de ces accents, mais des paroles modulées avec leur expression juste par une voix pure et limpide, je reconnais de nouveau la grande utilité de cette pratique. »

Et il n’est pas le seul, d’autres furent bouleversés par le chant, comme Paul Claudel aux vêpres de Noël. Ainsi Benoît XVI, lui-même pianiste et mélomane (et allemand) comme Nietzsche, et auteur de L’esprit de la Musique, démontre que le chant sacré « coopère, par sa beauté, à nourrir et exprimer la Foi ». L’apôtre Paul lui aussi nous avait déjà décomplexés : « ...par des psaumes, des hymnes et des chants inspirés, chantez à Dieu, dans vos cœurs, votre reconnaissance. » [Col 3:16]

Le Christ montre l’exemple : « Après avoir chanté les cantiques, ils se rendirent à la montagne des oliviers » [Mt 26:30]

Ainsi donc, si je ne sais pas prier en chantant, au moins décidé-je de présenter mon application au chant au Seigneur comme une offrande. Voilà de quoi remettre du cœur à l’ouvrage ! Ne sous-estimez donc pas la force du chant porté par la Grâce. Cela peut vous paraître stupide mais j’ai été tout étonné à l’issue d’une retraite d’entendre une participante confier combien elle avait été touchée par la beauté des chants. Comme quoi, s’il faut des Routes Chantantes pour rejoindre ceux qui sont loin de l’Église, il faut aussi penser à nos frères et sœurs qui ont besoin d’être revigorés par des hymnes. Ça me fait penser à ces fois où faisant de l’évangélisation de rue, j’étais limite déçu lorsque je tombais sur un croyant/une croyante : « flûte, un coup pour rien ! Et en plus on va perdre du temps si on papote ! » piaffais-je plus ou moins consciemment, avant de me rendre compte après coup (bien après coup) de l’absurdité d’une telle réaction. Non ce n'était pas un coup pour rien, c’est formidable de rencontrer un chrétien ! Je devrais éclater en hymnes d’action de grâce, et il est bon de prendre du temps les uns pour les autres, de s’affermir mutuellement entre frères.

Pourquoi je vous raconte ça... oui donc, c’est pour vous encourager à faire de la Route Chantante à domicile, même lorsque vous avez l’impression de prêcher aux convertis, et d’être tenté(e) par conséquent de faire le service minimum. Surtout qu’on chante d’abord pour Dieu, qui même s’Il est Dieu ne va pas snober les talents qu’Il a mis dans Ses Créatures et dont Il attend qu’ils fructifient.


La voix...

La voix en elle-même est déjà un mystère. Or lorsque je chante, je ne produis pas seulement un son, je « donne de la voix », ma voix. Et même, je l’affirme plus qu’à l’ordinaire, j’en déploie toute la palette, je l’expose, la révèle dans ses aigus et des graves, dans sa douceur comme dans sa force. Ma voix prend sa source dans les tréfonds de mon corps et se sculpte progressivement à mesure que l'air sort en bondissant, vibrant, résonnant sur les tissus et aspérités de la chair. Nécessairement incarnée pour exister et pourtant impalpable, notre voix nous est comme un deuxième visage, un visage invisible. On en fait l’amusante et émouvante expérience lorsque l’on se trouve dans l’obscurité avec des personnes connues. Chaque parole prononcée par l’une ou l’autre est comme un surgissement de son être qui ne se donne plus par nos yeux, mais par nos oreilles. Il vous est d’ailleurs peut être arrivé de discerner avec émotion dans un chœur la voix d’un être cher, ce timbre unique, ce petit rien de texture qui la distingue entre toutes les autres. Exercice qui pourtant n’est guère facile, tant la voix peut être transfigurée dans le chant, comme ce Corps glorieux qui devient méconnaissable après la Résurrection...

De tous les instruments de musique, la voix est celle qui est la plus familière et sympathique à l’homme. Je ne ressens pas tout à fait la même chose lorsque dans la rue je passe devant un orchestre instrumental ou un chœur. Dans un cas je suis entraîné en moi-même dans des rêveries au gré de ce qu’évoque la musique jouée, tandis que dans l’autre je me sens presque apostrophé, interpelé, saisi en fait par cette épiphanie des êtres qui chantent alors qu’ailleurs je le suis davantage par la présence de l’instrument et la virtuosité de l’interprète.

La musique et le chant...

Le chant vous l’aurez remarqué, n’est pas sans rapport avec la musique. La musique véhicule des émotions. Elle est un langage, le plus synthétique de tous. En général, on dit d’une langue qu’elle est synthétique (que les philologues me corrigent ou se taisent à jamais) lorsque dans un seul mot sont exprimées tout plein d’informations, par exemple : un verbe unique comprenant l’action, la personne du sujet, le temps de conjugaison, la réflexivité, la forme passive ou non, etc. tandis qu’une langue analytique, pour évoquer la même idée, va avoir tendance à distinguer et séparer ces informations en ayant recours à un assemblage de plusieurs mots distincts: pronoms, prépositions, auxiliaires, etc.

La musique dit le Père jésuite Charles Lahr, est donc le plus synthétique des langages : « elle n’analyse rien, elle exprime tout un état d’âme avec un pathétique incomparable ; elle le fait non seulement comprendre, mais éprouver. En revanche, son caractère vague ne se prête nullement à l’expression de la pensée proprement dite. » De fait, la musique a un pouvoir évocateur très fort, néanmoins extrêmement équivoque : là où ma voisine aperçoit un lac, je vois des montagnes, et un autre encore un lever de soleil. Dans l’introduction magistrale de son œuvre le Silmarillion, Tolkien raconte, ou plutôt conte la création du monde (où se trouve la future Terre du Milieu) comme étant la matérialisation, sous l’agir divin, d’une Grande Musique chantée par les Ainur, créatures angéliques d’un Dieu unique, Eru, qui leur propose successivement des thèmes musicaux. Ces thèmes, proposés à la libre créativité des Ainur, se déploient lors de l’interprétation qu'ils en font et dessinent à la fois la forme et l’histoire de ce monde à venir. On retrouve donc dans ce texte poétique cette intuition de la musique comme langue incroyablement dense d’images et de mouvements.

À l’autre bout du spectre des langues, on trouve l’algèbre qui, poursuit Lahr : « peut être donnée comme type de langue analytique ; chaque idée a son signe, aussi clair, aussi simple que possible. Rien de plus précis, mais aussi rien de plus froid que ce langage. »

On peut remarquer toutefois que dans le cas particulier du chant, la musique se trouve au service des paroles, comme pour en appuyer le sens. L’ambiguïté se trouve ainsi drastiquement réduite, et l’on tire à la fois le meilleur de la musique avec son pathos, et le meilleur de la parole avec son univocité.


Et le silence ?...

Pour vous dire à quel point le sujet est complexe, en magnifiant le chant on ne peut passer sous silence (gag) la nature tout aussi mystérieuse et souveraine de ce qui semble en apparence tout à fait opposé au chant, à savoir le silence.

Sur l’Horeb, Dieu se révèle à Élie dans « la voix d’un fin silence » [1 Rois 19,12]. Lorsque nous souhaitons retrouver l’intimité de Dieu au milieu de la frénésie du monde il est nécessaire de « faire silence »... pour mieux faire monter vers Lui notre chant intérieur dégagé de tout bruit, et aussi parce que le silence permet d'abord d’écouter le chant de l’autre. Pourtant... il est des silences d’où monte plutôt notre cri de détresse, mais là encore, c’est comme pour le psalmiste, pour que notre deuil d’aujourd’hui soit récapitulé un jour au Ciel dans un chant d’action de grâce au Dieu qui nous délivre.

Mais alors, y a-t-il du silence au Ciel ?...

« Ô privilège du génie ! Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui. » disait Sacha Guitry. Et que dire des silences et pauses pris à l’intérieur même d’un morceau, ils sont d’une densité inouïe ! Peut-être ainsi des silences du Ciel, tout en recueillement et adoration, comme la plénitude d’un grand ciel étoilé. Ces étoiles cependant qui « brillent, joyeuses, à leur poste de veille ; Il les appelle, et elles répondent : “Nous voici !” Elles brillent avec joie pour Celui qui les a faites. » [Ba 3:34-35]. On dirait que le silence même chante. Silence n’est pas mutisme, assoupissement ou fermeture. Rien de silencieux comme un regard amoureux, et pourtant rien qui ne chante et n’enchante plus.

Et les femmes dans tout ça ?

La femme a-t-elle une inclination plus forte au chant ?... Nous l’avons vu, le chant est dans toute créature et comme une vocation universelle, jusque dans les corps inanimés du firmament. Les hommes ont le même besoin de chanter que les femmes. Mais le pas est peut-être, du moins au début, moins facile à franchir pour eux. Chanter en effet, c’est quelque part s’exposer, offrir quelque chose de son être intérieur, assumer des émotions pour les exprimer, devenir vulnérable... ou invulnérable, les guerriers ne chantent-ils pas pour s'enhardir ? Or les femmes se confiant sans doute avec plus de spontanéité et de naturel (en tout cas entre elles!) de là vient peut-être qu'elles se révèlent plus dégourdies lorsqu'il s'agit d'offrir leur voix. D'ailleurs, cet entrain moins prononcé de la part des hommes (qu'il faut relativiser, car le pas se franchit aisément) est moderne, et vient seulement de ce que notre époque pleine de chansons n'est paradoxalement plus habituée à chanter en société, déléguant cet office aux vedettes et aux spécialistes.

Ainsi entend-on « je ne sais pas chanter... » Bien sûr que si! Tout le monde sais chanter. Il ne nous est pas tant demandé de chanter juste que de juste chanter d'abord, pour magnifier la Justice avant la justesse qui en définitive n'est que servante de la louange. Pour autant, cela ne dispense pas ceux à qui ce talent de la justesse est donné de le cultiver !

Le chant est la chose du monde qui à défaut d'être toujours la plus partagée (alors qu'elle devrait l'être), est de celles qui inclinent le plus au partage. Il n'est jamais trop tard pour faire jaillir en nous ce babil céleste, cette lingua franca de l'Eternité, cet Espéranto de l'Espérance...


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