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Les je'nes filles et les garç'on

Dans un précédent billet je relevais brièvement la facilité qu’ont les femmes à se faire la conversation. Je veux parler de la fluidité de l’échange, de son auto-entretien, de cette capacité à pouvoir traiter d’absolument tout sans besoin d’un ordre du jour. Sur cette question, de plus expérimentés que moi ont écrit bien des choses, et je ne tiens pas spécialement à vous en livrer une synthèse approximative. Néanmoins je vais vous partager quelques fleurs cueillies ça et là, au sujet des différences entre les dialogues féminins et masculins, en sachant que je prends moins de risque à parler de ce dernier, et donc à le faire plus hardiment.

Tout a probablement commencé par une observation pratique. Je me demandais pourquoi dans les groupes de prière, chorales et compagnie, on trouvait toujours plus de femmes que d’hommes. Le plan de cantonnement des pupitres d’Ecclesia Cantic Paris, lorsque les bataillons roses et blancs patientaient par quartiers dans l’immense déambulatoire de Saint Sulpice, révélait un ratio de 60 pour 40 en faveur des filles.

Une telle disparité, quasi universelle quoique se réduisant probablement avec l’âge, ne manque pas d’interpeller. On peut arguer qu’il s’agit d’une répartition dissymétrique dans le goût des choses spirituelles, ou des choses où il faut mettre ses tripes sur la scène, comme dans une chorale, mais je ne pense pas que cela suffise à tout expliquer, ni même que cela soit forcément la raison principale. S’il y a une chose en effet dans laquelle les femmes ont un avantage certain sur leurs homologues masculins, c’est bien la communication (entre elles), sans complexes et sans tabous dirait-on presque. C’est toute l’efficacité du débriefing dont il est question ici. Elles décloisonnent à max et au passage chacune peut y trouver son compte. Ainsi, une séance de retrouvailles suffit pour qu’elles s’échangent déjà quantité incroyable de bons plans, d’adresses, d’idées et de recommandations. Difficile d’en dire autant chez les hommes. La conversation est plus abstraite, plus ciblée, ne laisse si possible rien trahir des sentiments de leurs interlocuteurs, sauf si de telles émotions sont tenues pour être la part commune de tout honnête homme. Le résultat est que, je peux passer beaucoup d’années à côtoyer un ami avant de découvrir qu’il est engagé dans un groupe de prière, qu’il est capitaine dans la garde nationale, voire même (et ça vient souvent en dernier) qu’il a des frères et sœurs, qu’il vient d’une famille tout court. Plusieurs fois, interrogé par une parente au sujet de mes amitiés, je me rendais compte que j’étais incapable de répondre à bien des questions parce que « trop » perso, et cette patiente pêche aux infos remontait bien souvent de vieilles godasses, du style : « et... il a des frères et sœurs ? — Euh... ouais j’crois — Il va passer Noël où? — bah, dans sa famille je suppose, ah euh non... en retraite, j’sais pu — Il a rencontré quand sa fiancée ? – Bah, y a pas longtemps... — Tu penses que ça lui ferait plaisir si tu lui offrais telle chose — oh... sûrement... »

En réalité, si rien de tout cela ne figure à l’ordre du jour d’une d'conversation masculine, il y a peu de chance pour que cela apparaisse dans la rubrique « questions diverses ». En réalité, l’amitié entre gaillards se construit avec un objet commun dont ils vont pouvoir parler, le reste est souvent aussi négligé que du background, du contexte, du quatrième de couverture, tant que ce n’est pas l’ordre du jour. Tout en exposant ce principe de l’objet commun à un auditoire féminin, un ami aux côtés duquel je me tenais joignit le geste à la parole en projetant l’objet devant lui, geste auquel je m’associai d’instinct, en prononçant le mot fétiche « objet » en même temps que lui, à tel point qu’une de nos interlocutrices nous demanda si nous nous étions entendus pour agir ainsi de concert. Il va de soi que non, tant la chose constitue la base de la base. Mais bon, c’est drôle quand même.

Phénomène assez remarquable, l’homme accorde une place privilégiée à l’objet de son agir, de son faire, la chose lui demeurant extérieure, tout en le révélant quelque part. D’où la question spontanée entre eux pour apprendre à se connaître : « Qu’est-ce que tu fais ? (dans la vie) ». Pour la femme, je trouve la question certes à-propos mais déplacée et limite dégradante si on entend lui donner le côté décisif et prioritaire qu’elle peut avoir entre hommes. Nous lui préfèrerons donc la question : « Qui es-tu ? ». C’est ce que fit l'une de mes connaissances, qui se vit répondre : « Eh bien je suis... une femme ». J’ai recraché mon café (enfin, si j’en avais eu un ce jour-là), parce que si vous voulez j’ai trouvé ça bouleversant j’ai trouvé ça génial (prononcez à la Luchini), et que tout était dit là-dedans. Je ne me souviens même plus s’il y avait une suite mais je m’en suis contenté et j’en ai pour trente ans de méditation.

Pendant ce temps-là l’homme disserte sur tout un tas d’objets. Entre potes (j’entends, en comité, en seul à seul c’est une autre histoire), on l’entendra parler souvent de théologie, jamais de Dieu comme rencontre existentielle. Les femmes parlent plus volontiers de leur intériorité, et semble davantage portées à l’interroger, à la conscientiser. C'est une image touchante que d'en voir prendre des notes dans un carnet pendant une homélie ou devant l’adoration.

Les femmes expriment et assument avec plus de naturel ce qu’elle vivent. Il est d’ailleurs très intéressant, et assez cocasse, de voir comment cela se traduit dans certaines situations. De retour d’une retraite au terme de laquelle chacun était invité à partager un témoignage sur le déroulé de ces quelques jours, un co-retraitant hilare me faisait remarquer combien les gars tombaient à chaque fois dans le panneau du « on », là où les filles disaient sans complexe « je » : « on se sent bien, on découvre que, on, on, on ». On se cache inconsciemment derrière le on (vous n’avez qu’à me lire d’ailleurs, j’en ai certainement semé partout). Et c’est encore mieux, dans cet exercice d’introspection qui vous prend au débotté, si « on » peut simplement renchérir sur ce qu’un bonhomme vient de partager à la seconde, portant un toast à l’inspiration géniale qui nous sort de l’embarras, en mettant enfin des mots sur ce qu’on avait sur le bout de la pomme d’Adam : « c’est vrai, on... »

Si les différences sur le fond sont étonnantes, celles sur la forme ne le sont pas moins. Un détail parmi d'autres est la façon dont s’apostrophent entre eux les femmes et les hommes. Un gars saluera le plus naturellement du monde son ami voire son propre frère en lui signifiant ainsi ses respectueux hommages  : «  salut mon @%$#, ça va  ?  » Ou encore, un ami tout joyeux d’en retrouver un autre manifestera sa joie en lui démolissant les omoplates du plat de la main tout en s’exclamant  : «  et l’abruti là, comment y va c’t abruti  ??  » Paradoxalement, l’autre ne peut rêver qualificatif plus flatteur, plus tendre, plus droit au but. Être reconnu digne du statut d’abruti est la marque insigne d’une longue relation de confiance.

Les femmes par contre semblent peu portées à ce genre de coutume, tout au plus s’encanaillent-elles à glisser un «  meuf  », «  ma cocotte  », ou «  ma poule  ». à leurs copines. Mais en général on entend plus souvent «  ma belle  », «  ma louloute  », et ce genre d’expressions bizarres que l’on s’attendrait plutôt à trouver dans la bouche d’un séducteur. Enfin, ça me fait sursauter à chaque fois ; en même temps c’est vrai... que dire ?

Rien de tel chez les bonshommes, où l’on est comme amis en cachette ; il s’agit d’être cordial tout en gardant la face ; les relations s’organisent donc autour d’une rivalité de façade, d’une désobligeance exagérée, pour mieux montrer que l’on ne se prend pas au sérieux. Le pot de terre contre l’autre pot de terre. Dans le même ordre idée, on recense dans la gent masculine une pratique d’antique et vénérable mémoire, et dont l’essence et dignité profonde est parfois difficile à saisir pour les femmes. Il s’agit du Roi de la Colline (ou de la Montagne). Vous les verrez peut-être, mesdames, ces amis cheminer en ligne en devisant, quelques pas devant vous, lorsque soudain l’un d’eux sautera sur le côté pour se camper sur une ridicule proéminence (style bouche d’égout ou tas de feuilles mortes) en se proclamant «  roi de la colline  ». Interrompant sa conversation, la compagnie perdra alors toute contenance pour se ruer d’instinct (comme un seul homme dirions-nous) vers le tertre consacré avec la ferme intention de venger la bravade et de prendre chacun la place du roi de la colline. Cette impitoyable guerre de succession durerait alors jusqu’à la tombée de la nuit si les filles n’intervenaient pas pour que le groupe reprenne sa marche. Tout cela pour dire que le réflexe naturel d’un homme est de faire tomber son congénère de son piédestal en carton, et de le défier du sien, et que c’est la meilleure façon de les rendre amis, de provoquer (si j’ose dire) la rencontre.

À un autre niveau, pour parler encore de sollicitude, je me rappelle ce soir où nous étions quelques-uns à partager nos impressions sur un texte d’Édith Stein relatant son expérience du charisme féminin. Dans sa première conférence sur la femme intitulée « la valeur spécifique de la femme », elle écrit notamment « la femme a une  propension naturelle à la complétude et à l’homogénéité et ce à double égard : ainsi, elle voudrait devenir elle-même une être complet, un être épanoui en plénitude et de part en part, et elle voudrait aider les autres à le devenir et, en tout cas, là où elle à affaire aux autres êtres humains, elle voudrait tenir compte de l’être humain dans sa complétude ». Un mouvement de consensus paru émerger des demoiselles présentes, et l’une d’elle se risqua à plussoyer la chose qu’elle tenait pour évidente, ajoutant en direction des deux hommes que nous étions : « pas vous ? » Pris de court, j’ai regardé mon voisin, qui m’a regardé aussi. Il fallait répondre très vite et masquer pareille déconvenue ; en effet, outre que la notion d’« être complet » me paraissait extrêmement difficile à interpréter, je tentais également de me rappeler à quel moment j’aurais pu effectivement rechercher la complétude de mon voisin. Heureusement mon brave collègue a pu aligner une réponse pleine de franchise, qui permit de casser salutairement cet insoutenable gros blanc.

Que les femmes se rassurent, les hommes sont davantage que l’épouvantail sans cerveau ou le bûcheron de fer blanc sans cœur ou encore le lion de pacotille. Si la cérébralité peut parfois leur faire perdre le sens de la réalité, des sentiments ou de l’engagement, ils restent au fond des êtres de chair avec leur intuition propre et leur vulnérabilité, même s’il ne faut surtout pas le dire au pot de terre d’en face (il pourrait éclater de rire). Secret de polichinelle, en fait, en chaque homme j’ai trouvé un troubadour, plus ou moins timide, plus ou moins gai ou triste, habile ou maladroit, rêveur ou pragmatique, mais toujours bien là, à son insu.

Et puis, lorsque ce qu’il porte est trop lourd, arrive un jour le point de rupture où les spéculations ne lui servent plus de rien. C’est en de tels moment où l’on entend le troubadour se confier. Simba va chercher Mufasa ou Rafiki pour trouver une exhortation amicale et ferme, une oreille compatissante et un conseil ragaillardissant.

Alors, quand l’obscurité a suffisamment recouvert les visages, la présence qui marche à côté se met à parler par bribes, d’une voix douce et monocorde, comme le fredonnement d’un long soupir. Elle indique une immense peine. Le troubadour ne semble même pas s’adresser à son compagnon. En fait, il interroge son cœur, pense à voix haute, laissant échapper quelques pauvres notes pathétiques de son luth. Et puis il se tait, ses pas les ont reconduits d’où ils venaient. Peu de paroles échangées. À la fin, l’autre lui donne une bonne tape sur l’épaule, glisse un mot bienveillant, et ils se souhaitent bonne nuit.

Bienheureuse solidarité, camaraderie du silence, taciturne connivence. Le mot pote (qui sonne comme l'anglais "pot") prend ici tout son sens. Car, oui, il est bien de se soutenir entre pots de terre ; la destinée est sublime, lorsqu'on découvre qu'on est fait pour accueillir une fleur, et quelle fleur !


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