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Louise Elisabeth de Croÿ, duchesse de Tourzel (1749-1832)


Lorsque l’on se promène à Paris, on constate que l’un des monuments les plus courus et visités, non loin de la céleste Notre Dame ou du riche Louvre, n’est autre que la sinistre prison de la Conciergerie. Plus de deux siècles après les sombres événements de la Terreur, les touristes continuent à se recueillir dans le cachot qui a recueilli les dernières heures de Marie Antoinette. Mais avant la Conciergerie, la reine avait vécu au Temple, avec le roi Louis XVI, sa belle-sœur l’héroïque Madame Elisabeth, et ses deux enfants. Et l’on oublie souvent les derniers fidèles, les quelques suivantes, les majordomes qui ne voulaient pas quitter la famille royale. Et parmi eux, Madame de Tourzel.


Elle était destinée à vivre l’existence d’une princesse de la noblesse, partagée entre les mondanités de la cour et l’éducation de ses enfants. Après 1789, elle aurait pu être de ces nombreux aristocrates qui ont fui la France révolutionnaire, et vivre tranquillement à la cour de l'étranger avec les princes émigrés. Mais Louise Elisabeth de Tourzel avait une haute idée du devoir, de l’honneur, et ne voulait pas faire honte à sa lignée. Si elle échappe par miracle à la guillotine, pas une fois elle ne voulut quitter la triste famille royale à qui elle voulait consacrer sa vie.


Duchesse

Louise Élisabeth de Croÿ d'Havré est née le 11 juin 1749 à Paris. Elle est du meilleur sang, et connait l’enfance des jeunes filles de la haute noblesse européenne. Son père est prince et maréchal héréditaire du Saint-Empire, Grand d'Espagne, marquis de Vailly, comte de Fontenoy, châtelain héréditaire de Mons.

Le 8 avril 1764, elle est mariée à Louis François du Bouchet de Sourches (1744-1786), marquis de Tourzel, grand prévôt de France « en survivance » de son père. Le mariage est heureux ; ils ont cinq enfants, auxquels Louise consacre beaucoup de son temps, contrairement à la plupart des aristocrates de cette fin de XVIIIème siècle. Le duc de Tourzel, quant à lui, devint rapidement l’un des amis intimes du roi Louis XVI.

Mais cette existence en apparence ordinaire pour une femme de son rang est bouleversée par un accident terrible. En 1786, le mari de Louise est emporté par son cheval pendant une chasse à Fontainebleau, et se brise la tête, sous les yeux de Louis XVI. Louise pourrait facilement se remarier, mais elle choisit de conserver la mémoire de son époux et ne s’occupe désormais que de l’éducation de ses enfants.


1789, « l’année terrible »

La noblesse de France, entre Versailles, Paris et la province ne voit pas venir l’orage qui s’apprête à bouleverser la société française, des plus pauvres aux plus privilégiés. En 1785, Paris connait de nombreuses émeutes, le prix du pain explose, l’agitation est entretenue par ceux qui ont intérêt à la crise. En 1788, afin de réfléchir à une solution pour sortir le pays de la crise économique, politique et sociale dans laquelle il est plongé, Louis XVI convoque les Etats Généraux, c’est-à-dire qu’il demande à toutes les paroisses et villes de France d’envoyer à Versailles des délégués, les « députés » qui devront lui présenter les demandes du peuple français, sur les « Cahiers de Doléances ». Les députés n'ont donc pas de rôle représentatif de la population française, ils doivent présenter au roi les doléances. En juin 1789, la réunion des Etats Généraux est habilement détournée par plusieurs hommes politiques qui réalisent un véritable coup d’état en s’imposant comme des représentants du peuple français. L’agitation politique à Versailles se mêle à la violence de la rue à Paris, savamment entretenue par des agents anglais, des hommes du Duc d’Orléans, ou les "premiers" révolutionnaires comme Camille Desmoulins.

Face à cette crise, la cour fuit Versailles. Le frère du roi, futur Charles X, est l’un des premiers à s’exiler en juillet 1789, choisissant de laisser passer à l’abri de l’étranger ce qui n’est qu’un orage. La légère Madame de Polignac, gouvernante des enfants de France, part également. Pour la remplacer, Louis XVI nomme à sa place la veuve de son ami disparu, Louise. Elle a quarante ans.

« Appelée par mon souverain à la place honorable de gouvernante des Enfants de France, à l’époque où la Révolution commençait à prendre le caractère le plus effrayant, je reçus le précieux dépôt qui m’était confié, avec la ferme résolution de consacrer ma vie à répondre à la confiance de Leurs Majestés, et à leur prouver le respectueux attachement dont j’étais pénétrée pour leurs augustes personnes. »

Attachée à l’éducation du Dauphin, Louise vit la montée des événements de l'intérieur, avec la famille royale, comme un membre à part entière. Dans ses mémoires, Louise fait le récit des événements à partir de l’année 1789, au jour le jour, et se veut avocate de la famille royale, convaincue de leur innocence, fidèle entre les fidèles jusqu’au bout.


Les journées d’octobre

Le 5 octobre 1789, les femmes de Paris, excitées par des agitateurs et poussées par la racaille parisienne, vont à Versailles réclamer du pain au roi. « Le Roi, qui espérait toujours ramener, par sa bonté, les esprits égarés, ne put se déterminer à adopter un projet qui devait faire couler le sang de ses sujets. »

Les premiers gardes suisses sont massacrés à la porte de la reine. Dans les appartements royaux, autour de Louis XVI, calme, et de son épouse, échappée de justesse aux assassins, se trouvent le comte et la comtesse de Provence, Madame Elisabeth, Mesdames Tantes et toujours Mme de Tourzel qui garde contre elle le jeune dauphin.

Le 6 octobre à 11h, et pour mettre fin à l’émeute qui réclame le roi à Paris, au milieu de son peuple, la famille royale monte en voiture pour Paris, au cri de « vive le roi ! » et quitte Versailles pour ne plus y revenir. Mme de Tourzel est du voyage. Elle rassure comme elle peut le dauphin blotti contre elle. Pour l’enfant de quatre ans, elle est une deuxième maman, et sa dernière fille Pauline, qui l’accompagne partout, en est la compagne de chaque jour.

Dans les Tuileries, vieux palais abandonné depuis la majorité de Louis XV, longtemps squatté et sans nul confort, Mme de Tourzel choisit encore de rester auprès de la famille royale et surtout du dauphin, présence amicale, discrète mais réconfortante pour ceux qui ont perdu peu à peu ceux qu’ils croyaient fidèles. Elle partage leur quotidien, et s’attache à remplir son devoir aussi bien que possible.


La baronne de Korff

Le 20 juin 1791, Louis XVI adhère enfin à l’un des nombreux plans d’évasion qui lui avaient été présentés depuis 18 mois. Au-delà d’un projet précis pour l’avenir, l’urgence est de soustraire à la pression de Paris. Marie Antoinette propose à Louise de partir de son côté pour ne pas s’exposer à plus de dangers. Mais celle-ci lui répond : « Si j’étais née homme, Votre Majesté ne m’aurait pas empêché de monter à la tranchée. Je me sens digne d’être la fille d’un père qui a perdu la vie pour le service de son Roi et de sa patrie ». C’est décidé, elle est du voyage.

Madame de Tourzel joue alors le rôle de la baronne de Korff, citoyenne russe en route vers Saint Pétersbourg accompagnée de ses deux filles (Madame Royale et le dauphin), ses femmes de chambre (Marie Antoinette et Elisabeth) et son valet (le roi). Mais au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la capitale, la réelle identité de ces voyageurs est devinée, et au terme d’un retard trop important de la berline royale qui accumule les pauses, la jonction avec son escorte ne peut se faire. A Varennes, impossible de repartir. Il aurait fallu réagir vite, mais le roi craint que dans la débandade il y ait des blessés, et son hésitation achève d’enfermer la famille royale dans une situation qui en quelques heures blanchira la chevelure de Marie Antoinette. La soi-disant famille de Korff est ramenée à Paris plus morte que vive, alternant selon les villes les huées d’assassins ou les silences bien plus menaçants.


La fin de la monarchie

La vie se réorganise aux Tuileries. La reine parvient à garder Mme de Tourzel pour ses enfants, lui évitant ainsi la prison et probablement la guillotine que lui aurait valu les événements de Varennes. Louise subit plusieurs interrogatoires pour connaitre les complices qui auraient permis la fuite avortée, mais ne dit rien.

Le 10 août 1792, des centaines de sans culottes envahissent les Tuileries. Les soldats qui assuraient la sécurité du roi, les gardes suisses, défendent le palais le temps que la famille royale se mette à l’abri. Lorsqu’il apprend les échanges de tirs entre les assaillants et les défenseurs, Louis XVI fait passer un ordre écrit, demandant aux gardes suisses de ne plus tirer, afin d’éviter que ne coule plus de sang. Les gardes suisses baissent alors les armes, et seront atrocement massacrés par les sans culottes. Leur sacrifice a permis à la famille royale, toujours accompagnée de Mme de Tourzel, de la Princesse de Lamballe et des derniers fidèles, de demander asile à l’Assemblée, qui embarrassée de ces encombrants réfugiés, choisit de « valider » l’assaut des Tuileries et de proclamer la déchéance du roi, conduit officiellement prisonnier au Temple.

La duchesse, toujours considérée comme personnel nécessaire à la famille désormais dite « Capet », la suit à la prison de la Tour du Temple. Elle refuse catégoriquement de les quitter. Le second étage est attribué à la reine Marie-Antoinette et sa fille. Au même étage, la Louise et le dauphin partagent la même chambre.


La séparation

Dans la nuit du 19 au 20 août, les derniers fidèles de la famille royale dont Madame de Lamballe, Louise et sa fille Pauline, sont conduits à l’Hôtel de Ville pour être interrogés. Déviant les accusations avec simplicité, Louise réitère devant les révolutionnaires son vœu de ne jamais quitter la famille royale.

Finalement, il est décidé que la princesse de Lamballe et Mme de Tourzel ne reverraient pas ceux dont elles voulaient partager chaque souffrance ; elles se retrouvent à la prison de la Force, l'une des plus terribles prisons des révolutionnaires parisiens, sans avoir pu même ramasser le peu d’affaires dont elles disposaient. Louise a même la douleur d’être séparée de sa fille Pauline, enfermée dans un cachot différent. Finalement le geôlier se prend d’amitié pour les trois femmes, et leur permet d’être réunies dans la même cellule, et propose même de porter leur courrier à l’extérieur de la prison.


Septembre

Le 2 septembre, Pauline est emmenée sans que Louise puisse savoir rien de la destination de sa fille. Tandis que les prisons sont violemment vidées et que les prisonniers sont assassinés par la foule en furie (les « massacres de septembre »), la duchesse de Tourzel et la princesse de Lamballe se consument en prières dans leur cellule. Le lendemain on vient les chercher dans leur cellule pour être interrogée, et Louise ne reverra plus la princesse qui sera massacrée par la foule à la sortie du tribunal. Les révolutionnaires posent mille questions à Louise, et lui demandent de fouler au pied l’anneau qu’elle portait au doigt sur lequel était gravé en latin « Seigneur, sauvez le Roi, le Dauphin et sa sœur ». Louise s’y refuse avec une douceur qui désarme les plus violents.

Ayant refusé de dire quoi que ce soit susceptible de compromettre ses souverains, Louise se sait condamnée elle aussi, lorsque des gardes nationaux qu’elles avaient côtoyés aux Tuileries la reconnaissent, et affirment qu’elle avait toujours été aimable avec eux, prenant sa défense, de même que son geôlier de La Force. Finalement Louise est libérée, et plus morte que vive au milieu des cadavres qui jonchent les rues de Paris, elle se fait conduire chez une amie, sous la protection des gardes nationaux. Malgré tout surveillée, elle y retrouve même sa fille, qui avait été également soustraite à la violence révolutionnaire par quelques âmes discrètes et complaisantes.


Survivante

Elle échappe par miracle à la guillotine, jusqu’à ce que la chute de Robespierre, le 27 juillet 1794, met un terme à la descente infernale de la Terreur et lui sauve définitivement la vie. Après le 9 thermidor, elle est assignée à résidence sur ses terres d'Abondant, à côté de Dreux, où elle s’était retirée à partir de décembre 1793.

Chaque jour, la duchesse tente d’avoir des nouvelles de la reine, des princesses et du petit roi depuis la mort de son père. « Nous trouvions de la douceur à pleurer ensemble sur les malheurs de cette auguste famille ».

En 1795, Louise parvient à obtenir l’autorisation de visiter la pauvre Madame Royale, fille aînée de Louis XVI et Marie Antoinette, unique survivante du Temple. « Nous avions laissé Madame faible et délicate, et en la revoyant au bout de trois ans de malheurs sans exemple, nous fumes bien étonnées de la trouver belle, grande et forte, et avec cet air de noblesse qui fait le caractère de sa figure. […] Le Ciel, qui la destinait à être le modèle de ce courage qui, sans rien ôter à la sensibilité, rend capable de grandes actions, ne permit pas qu’elle succombât sous le poids de tant de malheurs. »

De Dreux, Louise fait des allers retours à Paris pour voir la princesse, pleurer le petit Louis XVII dont elle a appris la triste fin, et toute la famille royale. On lui refuse l’autorisation d’accompagner Madame Royale à Vienne. Louise est régulièrement interrogée, toujours surveillée, mais demeure irréprochable du moindre complot, et reste fidèle à son quotidien. Particulièrement surveillée par la police de Bonaparte, Louise fait le voyage jusqu’en Autriche en 1799 pour assister au mariage de Madame Royale.


En 1816, à la Restauration, le roi Louis XVIII la créée duchesse héréditaire de Tourzel. Elle vit entourée de petits-enfants et de souvenirs à Abondant, où elle meurt le 15 mai 1832, âgée de 82 ans, après avoir publié ses mémoires, qui sont un récit personnel des événements en France entre 1789 et 1795 ; son corps sera inhumé dans l'église paroissiale.



Pourquoi chercher cette femme ? Figure sérieuse et impressionnante, elle peut nous paraître sortie d’un tout autre siècle, sans rapport aucun avec la femme de 2020. Mais qui est Louise en réalité ? Juste une femme qui a voulu servir jusqu’au bout. Une femme qui a courageusement fait son devoir dans les pires circonstances, pendant plusieurs années d’angoisse et d’inconnu. Elle a voulu rester à la place où Dieu l’avait placée, « pousser où elle avait été plantée ». Ses Mémoires ne permettent pas de la connaitre en vérité, mais révèlent juste la profonde fidélité de la duchesse, qui, jusqu’aux portes du tribunal révolutionnaire, n’a pas voulu abandonner son roi.

Parfois, face à l’angoisse du monde dans lequel nous vivons, je me souviens de la duchesse de Tourzel. Elle a juste fait son devoir, chaque jour, héroïquement, sans même savoir si elle serait en vie le lendemain. Comme une sentinelle de l’invisible, quasi oubliée de l’Histoire, elle a donné de l’amour et de la douceur aux quelques personnes qui lui avaient été confiées, comme elle pouvait, avec ce qu’elle avait, chaque jour que Dieu lui donnait.


Toutes les citations sont issues des Mémoires de la Duchesse de Tourzel, publiées en 1883.

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