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Les Femmes Savantes - la tentation du dualisme

Fin observateur de la société de son temps, Molière n’a eu de cesse d’en dénoncer les lubies, et si ses pièces nous parlent encore tant aujourd’hui c’est qu’elles ne sont pas, pour la plupart, passées de mode. Ainsi le voit-on mettre en scène, avec une grande drôlerie et parfois presque avec tendresse, des personnages piégés par le pédantisme, l’envie de paraître, la jalousie, l’hypocrisie, l’ambition, l’avarice, le snobisme, etc. et se trouvant toujours sottement empêtrés dans leurs propres intrigues.


Dans l’avant-dernière pièce de sa vie (avant le Malade Imaginaire), Molière raconte (et en alexandrins s'il vous plaît) le culte obsessionnel que vouent quelques femmes d’une maisonnée – Armande, Bélise et Philaminthe – aux choses de l’esprit. Leur vision du corps en pâtit, et par ricochet, leur vision du mariage, autre grande thématique de Molière. Là-dessus, leur avis suit une gradation selon leur personnalité. Armande, la fille aînée, est la plus absolue, et méprise la mise en ménage. Elle corrige ainsi sa sœur cadette Henriette, qui rêve d’épouser Clitandre :

« (...) traitant de mépris les sens et la matière, À l’esprit comme nous donnez-vous toute entière »

Toutefois elle ne dissimule pas sa jalousie à l’idée que sa sœur puisse devenir l’amante de son ancien soupirant (pourtant éconduit par elle), et s’accommode plutôt bien d’un admirateur platonique : « Cet empire que tient la raison sur les sens, Ne fait pas renoncer aux douceurs des encens »

Philaminthe, mère d’Armande et de Henriette, réprimande volontiers son mari sur ses préoccupations bassement matérielles, mais s’accorde sur le mariage de sa fille Henriette, pourvu que ce soit avec Trissotin, un pseudo-savant qui a le mérite de la flatter lorsqu’elle tient salon.

Bélise la tante, quant à elle, concède que corps et esprit vont de pair, mais que la science est la nécessité première. Elle ne supporte pas la langue peu littéraire de Martine, la servante, et renie son frère Chrysale qui défend sa domestique. Plus romantique que sa belle-sœur et sa nièce savantes, elle ne rêve en revanche que d’attirer des soupirants.


Les dispositions sont donc mélangées, et on ne trouve pas vraiment de « savant » tout à fait désintéressé (que ce soit par la flatterie ou le gain). Trissotin étale ce qu’il croit être sa science devant son parterre d’admiratrices, mais c’est aussi pour pouvoir entrer dans les bonnes grâces de la famille et ainsi récupérer la dot de Henriette. Reste Vadius, dont Trissotin se sert comme faire-valoir mais dont l’esprit pédant va malencontreusement se retourner contre lui et manquer de déjouer ses plans.


On retrouve cette fascination pour la science (comprendre, les choses intellectuelles) ailleurs dans l’œuvre de Molière comme, par exemple, dans le Bourgeois Gentilhomme, où M. Jourdain comprend que le changement de statut social passe par la connaissance des « belles choses », et se paie les services de toutes sortes de précepteurs imbus d’eux-mêmes.


Dans les Femmes Savantes, ce raffinement est poussé au point où tout ce qui est matériel est vu comme vil et méprisable, faisant ressurgir une dialectique qui elle n’est pas neuve, et qui consiste à opposer le corps à l’esprit. Il n’y a qu’à voir Philaminthe s’indigner :

« Le corps, cette guenille, est-il d'une importance,

D'un prix à mériter seulement qu'on y pense, »

A cela, le pragmatique Chrysale, son époux, répond du tac-au-tac :

« Oui, mon corps est moi-même, et j'en veux prendre soin,

Guenille si l'on veut, ma guenille m'est chère. »


Cet échange vif porte à réflexion. Depuis l’antiquité, et il y a lieu de croire, depuis le Péché Originel, on voit régulièrement ressurgir cette dichotomie.


Depuis la Chute en effet, le corps est voué à la mort, c’est-à-dire qu’a lieu sa séparation d’avec l’âme qui l’anime. Cet arrachement contre-nature, pour commun qu’il soit, demeure toujours pour nous un scandale, et nous ne saurons jamais nous y habituer, tant l’Homme porte inscrit en lui cette vocation à l’immortalité à laquelle la grâce divine le destinait. C’est pourquoi la Foi chrétienne enseigne, et cela fait partie de son originalité par rapport aux nombreuses doctrines de métempsychose (réincarnation), dissolution cosmique, anéantissement ou assomption définitive de l’esprit (nirvana), que les corps ressusciteront d’entre les morts.

L’Incarnation du Christ et le sacrement de l’Eucharistie nous montrent la dignité que Dieu confère à la nature charnelle de l’homme, qui le distingue des anges. Et la Résurrection, c’est quelque chose de mystérieux certes mais de mystérieusement concret !

« Voyez mes mains et mes pieds : c'est bien moi ! Touchez-moi, regardez : un esprit n'a pas de chair ni d'os comme vous constatez que j'en ai. » [Lc 24,39]. Jésus mange et boit en présence de ses disciples (sur cette question du Corps Glorieux qui mange et boit, on peut donner pour méditation l'excellent chapitre V du livre de F. Hadjadj: Résurrection Mode d'emploi, si le Ressuscité mange, ce n'est point par manque, mais par poésie, par assomption, l'ordinaire étant assumé par la Gloire, nous nous devons de reconnaître un ordre merveilleux dans notre ordinaire. Et saint Bède le Vénérable dira que Jésus ne boit pas comme la terre assoiffée, par nécessité, mais comme le soleil qui fait s'évaporer l'eau, c'est à dire par puissance...)

En plus de cela, Jésus respire (car Il parle et souffle sur eux [Jn 20,22]), et garde les Stigmates bien réelles de Sa Passion.

Cette vérité de Foi s'inscrit en faux contre tout dualisme et spiritualisme, telle l'hérésie cathare qui postulait que le monde matériel était l'œuvre d'un démiurge mauvais, emprisonnant sur terre les âmes spirituelles qui elles étaient l'œuvre d'un dieu bon. Dans ses Pensées, Pascal remarque qu'on ne saurait pourtant mieux s'avilir qu'en prétendant viser une nature qui excède la nôtre: « L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête ».


Pourtant, pas toujours facile de se réconcilier avec son corps, avec ce cher « Frère Âne » comme l'appelait saint François d'Assise, choisissant pour le désigner une expression si pleine de compassion. Dans le prolongement de son magnifique cantique des créatures, il est si touchant de voir que le corps de saint François, envers lequel il était plutôt sévère, avait néanmoins lui aussi une place dans cette fraternité. Monture parfois bien indocile et têtue, aux incartades intempestives, mais loyal serviteur qui nous supporte et nous accompagne dans notre pèlerinage terrestre, et pour lequel il faut savoir remercier Dieu.


Notre nature incarnée nous en fait certes voir de toutes les couleurs, maintenant que les sens sont affolés depuis le péché originel, et la volonté bien velléitaire. « l’esprit est ardent, mais la chair est faible » [Mc 14,38] avertit le Christ. Le corps toutefois nous protège encore de l'orgueil proprement démoniaque, car nos yeux de chair ne peuvent contempler directement les réalités invisibles. Combien humiliantes sont les chutes du corps, mais ces humiliations peuvent et devraient devenir des occasions de réaliser et d'embrasser d'autant mieux notre petitesse. Malgré notre faiblesse, Dieu nous donne la grâce de ne pas devenir esclave de nos appétits, de nos pulsions. Sans quoi nous nous trouvons progressivement aliénés, en pensant à tort être réunifiés puisqu' « à l'écoute » de notre corps.

« Leur dieu c’est leur ventre » [Ph 3,19], met en garde l'Apôtre, et d’aucuns ont pu faire un rapprochement avec le Serpent qui est porté et mû par son ventre. Or Jésus nous rappelle « La vie ne vaut-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que les vêtements ? » [Mt 6,25] Il ne s'agit pas de nier ces réalités, Jésus lui-même le dit « (...) votre Père céleste sait que vous en avez besoin » [Mt 6,32], mais de ne pas y réduire l'existence car l'Homme est bien davantage.


Dans la même logique, il convient de ne pas devenir esclave de son « ressenti », et c'est quelque chose de propre à notre époque que de se définir par son « ressenti ». On pense circonscrire au mieux son « moi » en l'identifiant et le conformant au plus juste à ce fameux ressenti alors qu'en fait on s'en éloigne puisque la volonté et la raison (éclairées et fortifiées par l'Esprit) comme instances ultimes de notre être sont complètement absentes et disqualifiées, soumises qu'elles sont aux états d'âmes de ce « ressenti » qui nous échappe en très grande partie. Il ne s'agit pas de nier que les sentiments puissent dire quelque chose de nous, ni même que nous devrions éviter de composer avec eux dans nos discernements, bien au contraire (les Jésuites notamment le savent fort bien), mais ils ne peuvent pas être l'autorité définitive dans l'affirmation de notre être et de notre identité puisque par principe nous les subissons bien plus que nous les suscitons.

Et le premier à en faire les frais, c'est bien évidemment le corps, ce même corps qui dans un monde matérialiste est censé être origine des sentiments (alors que dans le domaine de la sensibilité, de la joie et de la souffrance, on est à la jonction entre le charnel et le spirituel), ce corps renvoie à mon « moi » le signal qu'il ne lui correspond pas, et me voici parti pour lui faire subir toutes sortes de transformations, légères ou lourdes, pour qu'il corresponde à l'image que lui-même m'a renvoyé de moi. En réalité notre époque est bien plus spiritualiste que matérialiste, puisque le corps n'est pour elle qu'une enveloppe accidentelle, subjective, relativisable et modifiable à l'envi pour s'ajuster à une idée du moi qui serait mon être authentique. Notre figure au mieux ne figure rien, au pire nous trahit, alors qu'à l'inverse le Christ nous montre que même un visage horriblement défiguré révèle encore le mystère d'une âme.

En nous tenant pour étranger à notre propre corps, on retrouve le dualisme, sous une forme inattendue.


Une telle désunion entre les composantes de notre être, est la dernière manifestation d'une tendance récurrente que l'on trouve dénoncée dans les Femmes Savantes, à savoir l'opposition irréductible du corps et de l'esprit, du matériel et de l'immatériel. Néanmoins le sentiment amoureux « eros », élément perturbateur (et de résolution) classique chez Molière, ramène souvent les personnages de ses pièces (qu'ils le réalisent ou non) à leur nature charnelle et sociale. Ce dénouement révèle que l'être humain est fait pour le don, et que le don implique nécessairement pour lui d'assumer son incarnation.


Bonus: Pour découvrir les Femmes Savantes, sachez, s'il y a des Franciliens dans notre lectorat, que la Compagnie des Types Louches joue prochainement (c'est à dire, dans moins d'une semaine) à Paris au théâtre St Léon (15e arrondissement). Pour les réservations, c'est par ici!



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